Libération – 15 janvier 2002

A Paris, un théâtre-forum fait intervenir les spectateurs sur l'incivilité.

Libération : 15/01/2002

A Paris, un théâtre-forum fait intervenir les spectateurs sur l’incivilité.
Par ARNAUD DIDIER

 
Monter sur les planches pour aider à réduire les incivilités. L’expérience, tentée à la mairie du XXe arrondissement de Paris, pourrait prêter à sourire. Elle est appuyée, depuis quatre mois, par Laurent Boudereaux, l’adjoint (Vert) de l’arrondissement à la prévention et à la sécurité. Des comédiens de la troupe de l’Opprimé ont arpenté le quartier. Avec des «choses vues», entendues, dans les halls, les cafés, la rue, avec la lecture de lettres ¬ une quinzaine par jour, reçues à la mairie ¬ ils ont construit des scènes. Il y a le barman racketté, isolé, prêt à baisser les bras, le client qui se fait délester de ses clopes sans réagir. Il y a aussi deux fem mes qui n’osent pas tirer de l’argent au distributeur parce qu’elles se sentent menacées par une poignée de lascars, et puis le cafetier qui refuse de servir les jeu nes.
«Etablir un dialogue». Jouées samedi à la mairie devant plus de 150 personnes ¬ agents locaux de médiation sociale, représentants d’association, commerçants, simples habitants ¬, ces saynètes ont servi de prétexte aux habitants pour intervenir sur scène.
Dans le théâtre-forum, les gens lèvent la main pour interrompre les acteurs. Ils viennent, courageusement, jouer leurs solutions. Exemples. Il n’y a qu’à faire comme les auteurs d’incivilités: partir sans payer, taper des clopes à son tour. Le barman qui ne veut pas servir? Une femme explique comment porter plainte pour refus de vente. Un patron de bar de Belleville opte pour la discussion avec les jeunes. Se félicite de la moindre avancée: «Si on arrive à établir un dialogue, les jeunes respectent les lieux, pense Gilles. D’accord, ils boivent une noisette pendant trois heures mais quand ils s’en vont, ils rangent le jeu d’échecs.»
Autre scène. Que faire pour ces deux filles menacées devant le distributeur de billets? L’un propose la fuite, l’autre, la «ruse». Le troisième arrose copieusement les lascars de gaz lacrymogène. Fabrice intervient: «Les gaz, c’est moins bien que l’appareil avec une petite décharge électrique. Combien il coûte, déjà?» Colette vit dans le quartier depuis trente ans. Elle grimpe sur scène, toute colère. Empoigne le comédien qui joue le jeune menaçant du distributeur: «Dis donc, petit connard!» Dans la salle: «Ça me gêne qu’elle dise connard! On retombe dans l’incivilité.» A la sortie, un jeune homme commente: «Dans la réalité, la vieille dame, elle parle comme ça, elle se fait exploser.»
«Fumisterie». Le théâtre fournit l’occasion d’amorcer des dialogues ¬ «pourquoi on dit les jeunes? c’est pas une ethnie…» ¬ et de dégonfler les baudruches. Cet habitant soupçonné de machisme, et plus, parce qu’il ne comprend pas pourquoi deux filles se rendent au distributeur seules. «Tu veux dire qu’elle ne peut pas sortir sans son homme?, lui lance une dame, remontée. Et pourquoi pas en tchador?» «Non, rétor que l’habitant, définitivement incompris. «Je voulais dire, est-ce qu’on ne peut pas jouer la même scène… mais avec un homme?» Le théâtre permet simplement l’échange: «C’est un moment chaleureux où les gens se confrontent à une situation», explique Delphine, comédienne, la trentaine.
Deux heures de dialogues plus tard, une question. A quoi ça sert? «Beaucoup de paroles», confie Colette, retraitée, partie avant la fin. «C’est trop bavard, c’est de la fumisterie. Chez nous, on nous casse les portes, les jeunes nous disent « ta gueule! »» Dominique, 44 ans, médiateur fami lial, y trouve «un moyen fabuleux pour entamer une réflexion. On peut se positionner avec une immense liberté. Les incivilités? Je me sens protégé. Je sais que d’autres sont plus touchés.»
«Un peu démonstratif». Mehdi, jeune médiateur, voit dans cette affaire «une bonne façon pour apprendre à se contrôler vis-à-vis de la personne qu’on a en face de soi. Mais aborder les mauvais sujets, cela ne va pas ramener la paix». Laurent Boudereaux souhaite continuer l’expérience. «C’était un peu démonstratif, concède Christian, comédien. On n’a pas vraiment touché le public concerné. Pour que ce soit constructif, il faudrait aller plus près des quartiers…»